Il serait erroné d’assimiler systématiquement les actes criminels en série (violeurs, mais surtout tueurs en série) à du sadisme, entendu comme une perversion sexuelle dans laquelle le plaisir ne s'obtient que par la souffrance infligée à l'objet du désir.
En effet, ces criminels ne retirent généralement aucun plaisir sexuel direct de leurs agressions, ni même des manifestations de terreur ou de supplication de leurs victimes, ces dernières étant préalablement dépersonnalisées et réduites à l’état d’objet pour permettre le passage à l’acte. La volonté consciente de faire souffrir implique la haine de la personne, or les tueurs en série confessent toujours n'éprouver aucune haine consciente pour leur victime, seulement de l'indifférence ou du mépris. Les victimes étant le plus souvent des inconnues, elles sont doublement étrangères : de par l'absence de lien avec leur bourreau, et la dépersonnalisation dont elles font l'objet.
La victime devient alors un support neutre sur lequel le criminel projette inconsciemment sa propre destructivité. Quelque chose en elle réveille chez lui la menace latente d’un effondrement psychique : c’est ce déclencheur particulier que Daniel Zagury nomme le « coup de foudre criminel ».
Pour préserver l’intégrité du Moi grâce au clivage , le criminel doit nécessairement détruire ce principe vital particulier qu’il perçoit chez sa victime : une qualité spécifique, physique ou psychique, dont il se sent inconsciemment privé et qu’il tente de s’approprier de façon vampirique, tout en détruisant son vecteur.
L’envie et la « colère du ça » nourrissent profondément cette destructivité primitive dont les racines inconscientes rendent les comportements criminels aussi aveugles qu’incompréhensibles pour l’individu lui-même. Le Moi, ayant perdu tout contact avec cette part obscure, se trouve menacé par l’émergence d’une rage destructrice susceptible de provoquer sa désintégration. Le passage à l’acte meurtrier apparaît alors comme un moyen désespéré de reprendre le contrôle sur cette force interne menaçant de dévorer le sujet de l’intérieur. Ainsi, la violence est libérée contre cette victime identifiée inconsciemment comme une menace parce qu’elle réveille une blessure secrète, un traumatisme non symbolisé.
Faute de pouvoir comprendre ou maîtriser l’origine de cette charge explosive interne, l’ego l’utilise paradoxalement pour conforter son sentiment de toute-puissance, précisément pour masquer l’impuissance, le désarroi et l’incompréhension dont les racines remontent à l’enfance.
A défaut d’avoir été l’artisan de cette destructivité impersonnelle, le criminel en série se persuade d’en être le maître. Le Moi conscient se fabrique un fantasme d'indestructibilité et d’invulnérabilité pour compenser son vide intérieur et son impuissance. Cela s’effectue au prix du sacrifice de son humanité et de ses sentiments car ces tueurs ne reconnaissent ni n’admettent aucune fragilité, aucune ambivalence, aucun conflit intérieur. Et ce sont les victimes qui paient la note d’un tel sacrifice de soi-même.
Préserver l’étanchéité du clivage implique nécessairement l’anéantissement de toute menace. Ainsi, le passage à l’acte criminel est-il vécu comme un mécanisme de défense ultime, permettant au sujet de prévenir le danger imminent d’effondrement en renforçant une illusion de toute-puissance. Pour le prédateur aux abois, la meilleure défense est l’attaque, et la violence qu’il décharge sur ses victimes est proportionnelle à l’intensité avec laquelle il a dû réprimer ses souffrances et ses émotions. Celles-ci, refoulées, se muent alors en fureur destructrice impersonnelle, d’autant plus incontrôlable que leur origine est censurée par le Moi, tandis que les responsables des abus infantiles sont protégés par des mécanismes d’idéalisation ou d’indifférence défensive.
Plus qu’un simple mécanisme de survie, le crime peut se lire comme une tentative inconsciente et maladroite de guérison de traumatismes impossibles à symboliser ou à intégrer consciemment. La projection de l’enfant souffrant et sans défense sur la victime semble devenir la seule issue possible, bien que cette tentative échoue systématiquement, contraignant à la répétition du passage à l’acte. Ce que le meurtrier recherche, c’est donc moins le désir de faire souffrir l’autre que d’expérimenter le « shoot narcissique » procuré par la négation de toute altérité, plongeant le Moi dans l’ivresse de goûter à son omnipotence illimitée. L’autre, dématérialisé, cesse d’exister, et le Moi s’abandonne à lui-même, autosatisfait, baignant dans ce que Daniel Zagury qualifie de « sentiment de surpuissance grandiose ».
Le meurtre de la victime permet ainsi d’opérer un retour au narcissisme primaire , état dans lequel l'enfant se perçoit comme le centre unique du monde, tout-puissant car non différencié et indifférent à l'altérité. Dans un premier temps, la victime représente le Tout, et le poids de ce regard introjecté réveille chez le tueur ses sentiments d’infériorité, de médiocrité et de faiblesse, constituant alors une menace susceptible d’exposer ses blessures intimes et de raviver sa souffrance intolérable d’enfant. La projection de cette part faible sur la victime et son élimination à travers le meurtre permet de préserver le fantasme d'indestructibilité, la certitude d'être sans faille. Dès lors l’autre ne représente plus rien ; le tueur l’a dépossédé de son principe vital pour l'incorporer à lui-même, et ainsi se croire le roi du monde.
L’autre, ainsi neutralisé, perd toute emprise sur lui, tout pouvoir de blesser ou de contrarier son « Moi grandiose », car il est réduit au néant, semblable aux souffrances enfantines que le sujet projette sur sa victime afin qu’elles cessent de le menacer d'engloutissement. Son vide intérieur se comble provisoirement de l'extase d'être seul au monde, invulnérable, d'avoir remporté une victoire décisive sur son humanité.
Le sentiment de triomphe et de jubilation ne vient pas de l’effroi, de la terreur de la victime sur qui l’on exerce le pouvoir de vie et de mort, mais découle du constat de sa propre indifférence sur celle-ci. L’autre n’a plus alors aucune capacité à nous nuire, nous blesser, nous détruire ou nous décevoir, puisqu’il n’est désormais plus rien.
Éprouver de la haine, c’est déjà avouer sa souffrance, admettre que l’on est, ou que l'on a été vulnérable, reconnaître que l’on attendait beaucoup de l'autre et qu’il nous a déçus. C’est admettre que l’on fut un jour à sa merci, tel l’enfant dépendant du soin maternel pour survivre.
Ainsi, la haine suppose donc de reconnaître l'existence de l’autre comme séparée, indépendante, extérieure à soi et non comme un prolongement de soi-même. Elle implique que l’on accepte sa dépendance vis-à-vis de lui, admettant qu’il détient le pouvoir de nous faire souffrir, de nous fragiliser.
En revanche, ne ressentir qu’indifférence envers autrui, c'est nier radicalement son humanité, ses émotions et ses aspirations spécifiques. C'est nier que l’autre puisse avoir une quelconque importance à nos yeux, c’est s’installer dans une illusion de toute-puissance et d'invincibilité.
Retrouver cette jouissance extatique du narcissisme primaire, dans laquelle le Moi, fortifié et indestructible, occupe toute la place, exige de nier l’autre, son individualité et sa signification profonde pour nous.
Par conséquent, cela implique nécessairement de rejeter ses propres besoins fondamentaux et les souffrances infantiles qui nous habitent. Autrement dit, c’est refuser en bloc tout ce qui fonde notre humanité et constitue le socle même de notre empathie. Car on ne peut ressentir de l’empathie et de la compassion pour autrui sans avoir d’abord développé cette empathie envers soi-même et envers l’enfant intérieur que nous portons.